samedi 2 mai 2009

MARS 2009 : UN PROBLÈME D’ADAPTATION



GENÈSE D’UN PROJET:
Il est toujours délicat d’adapter un roman, surtout quand il s’agit d’un roman que tu adores. Le fanatisme, la dévotion sont les monstres qui vivent en permanence sous ton bureau, ne demandant qu’à sortir pour t’aveugler et te clouer au lit. Plus tu avances dans l’entreprise, plus tu te rends compte que ces histoires d’adaptation fidèle ne tiennent pas. Ces histoires «d’adaptation fidèle» ne trompent personne. Tu délaisses alors le pinceau fin du copiste appliqué pour la masse, la grenade, la hache. Tu triches, tu biaises, tu rapièces. Tu ravales tes prétentions et prends le truc à rebours. Ça commence en octobre 2005 lors d’une rencontre impromptue avec Robert McLiam Wilson au théâtre national de La Colline. Le contact est alors établi et en 2006 et un accord officiel de l’auteur est obtenu dans la foulée. Tout paraît en place. Aujourd’hui, à force d’explorer le texte, d’analyser sa logique propre pour en tirer le suc dramatique, Ripley Bogle a fini par devenir mon intime et mon maître. Le monstre qui dormait autrefois sous mon bureau a rejoint en silence ma couche (à moins que ce ne soit moi qui l’y ai invité?). Bref, j’ai poussé trop loin le travail, mu sans doute par une ferveur adolescente et des visées de démiurge. Un double est né en moi, une créature monstrueuse née de la conjugaison de mes fantasmagories, de mes angoisses et de celles de Robert McLiam Wilson. Je n’ai plus qu’une vision parcellaire de l’œuvre. Les épisodes émergent d’une géologie mentale selon une logique aléatoire effrayante, mais diablement colorée. Afin de pratiquer un exorcisme efficace, je dois trouver le moyen d’intégrer ce démon. Aboutir à une forme où les narrations s’entrelacent et se confrontent, un moment de jeu où Ripley Bogle rencontre et anéantit son double grotesque. Ce texte est l’expression d’une vision personnelle de l’œuvre de McLiam Wilson mêlée à une volonté d’hygiéniste patenté. Cette sale histoire constitue le point de départ de cette adaptation où il est question de la transposition à la scène d’un roman qui s’appelle Ripley Bogle.
ACTEURS PROFESSIONNELS ET ACTEURS « MIROIRS » OU L’HISTOIRE D’UN NÉCESSAIRE DÉDOUBLEMENT :
Il y a forcément des analogies entre ce qui sera présenté sur scène et une histoire personnelle. Adolescents, nous avons chacun eu besoin de références, de modèles, voire d’idoles que nous nous sommes appropriés à des degrés divers. Ce sont ces choix intimes qui nous ont aidé à appréhender le monde et à tendre, peu à peu, vers une identité propre. Ripley Bogle a tenu ce rôle à un moment de mon existence. J’aurais pu choisir une rockstar morte dans la fleur de l’âge, ou un vieux général bonapartiste héroïque et magnanime, mais je me suis jeté sur un destitué de 21 ans, érotomane, lettré et flagorneur, qui plus est personnage de roman. C’est cette voie que je compte explorer avec les comédiens participant au projet. Car la parole de Ripley Bogle est celle d’un homme qui rend compte de son exclusion, car cette adaptation part aussi d’une réflexion sur la constitution d’une identité propre, car (Je suis) Ripley Bogle est une variation sur la dualité, le travail avec une équipe mêlant acteurs professionnels et individus dont la situation sociale présente des similitudes avec celle du personnage central du spectacle (les acteurs « miroirs »), m’apparaît aujourd’hui comme une nécessité. Dans cette confrontation entre ces deux groupes d’acteurs a priori distincts, il sera d’abord question d’établir un jeu de correspondances entre des expériences individuelles et une narration collective, afin d’enchevêtrer les fils de récits fictionnels et autobiographiques. Le préalable à tout travail de plateau passera par la connaissance du texte qui irrigue toutes les histoires de (Je suis) Ripley Bogle. A partir d’échanges d’impressions sensibles de lecteurs d’un même roman qui exposent les échos qu’une telle œuvre peut avoir dans notre vie et en répertoriant parallèlement les différentes idoles de nos adolescences, nous progresserons ensemble vers la mise en image et le jeu. Se créera ainsi une dramaturgie souple et évolutive qui laisse une place importante à la découverte et à l’improvisation. Le passage à la scène constitue la seconde phase du processus créatif. Celle-ci devra permettre de créer des « couples » entre professionnels et non-professionnels. Ces duos seront des unions incarnant l’assertion « et si… », assertion de tous les possibles romanesques. Dans ces unités bicéphales, l’un est le double de l’autre, son image plus ou moins fidèle, son correspondant. Le couple n’est pas ici perçu comme la simple réalisation d’une complémentarité, mais plutôt comme celle d’une virtualité, d’un autre je. Au milieu de ces duos préconstitués, évoluera le « vrai faux » Ripley Bogle. Comme une présence énigmatique et subliminale, il viendra sur scène troubler la narration, l’enrichir, la dédoubler, l’infiltrer pour mieux la reprendre à son compte. Dans un protocole expérimental, il constitue la variable aléatoire, le hasard, l’erreur. Vêtu d’un costume trop grand pour lui, il arpente le plateau, apparaissant et disparaissant au gré de ses humeurs vagabondes, rejouant des scènes de son histoire, influençant ou observant le cours de la performance. Un peu détail dans le tableau comme l’Icare du peintre Breughel, un peu comme un Tadeusz Kantor démissionnaire et dépassé par ses fantasmagories, il incarnera, à part.
L’IDENTITE NECESSAIREMENT MOUVANTE D’UN HEROS DE FICTION :

Dans le roman, les choses sont simples : Ripley Bogle, né dans un quartier catholique populaire de Belfast ouest au milieu des années soixante connaît une jeunesse chaotique sauvée par la lecture. Parvenant à entrer à Cambridge, il finit par s’en faire virer et se retrouve à Londres où il devient vite sans-abri. Sur quatre journées, il va réviser son histoire, faire revivre les fantômes de son passé nord irlandais et livrer en détail sa vie de jeune clochard. En résumant ainsi le premier roman de Robert McLiam Wilson, on réduit l’œuvre à un synopsis fade et plat. L’intérêt du texte de McLiam Wilson est pourtant immense, tant pour les descriptions quasi-scientifiques des afflictions morales et physiques subies par les exclus de nos sociétés occidentales contemporaines, que pour les excentricités de son narrateur : Ripley Bogle, double romanesque de l’auteur, conteur post-moderne érudit et visionnaire, génie autoproclamé, jeune homme cynique, roublard et faillible, démiurge flamboyant et désespéré, menteur d’habitude, clochard isolé et pur produit des « golden eighties ». Commencer un travail sur ce texte, c’est se poser la question de la représentation de ce héros, de son parcours et de sa condition. Seulement, à partir de quel événement commencer le récit et comment donner chair à ce personnage qui ne vit nécessairement que dans la psyché de chaque lecteur ? Plutôt que de mettre tel quel le roman sur scène - ce qui serait vain et absurde compte tenu de la richesse même de l’objet « roman » et de la spécificité de l’objet « théâtre » - la dramaturgie du spectacle va donc passer par la suggestion, l’allusion, le faux-semblant et les correspondances entre différentes histoires et celles de Robert McLiam Wilson. Romancier des états limite, de l’exploration de la souffrance tant physique que morale, Robert McLiam Wilson donne une part essentielle à l’isolement et la démission dans toute son œuvre. Sans exclure la satire, l’humour et un sens du délire typiquement irlandais, il tire de ces thématiques le sang et les nerfs de ses personnages. Le personnage de Ripley Bogle en est la personnification emblématique. À partir de l’histoire de ce héros, viendront se greffer différentes histoires illustrant un aspect de l’œuvre d’origine suivant une brèche ouverte entre réalité et fiction. (Je suis) Ripley Bogle tendra à imager une réflexion sur les mécanismes d’identification et les choix permettant à un homme de s’édifier. C’est une sorte de démonstration par l’absurde qui permet de générer une autre voix, une consolation possible et une issue à un problème aigu d’adaptation.
FEODOR, KERMIT ET STRATÉGIES D’ÉVITEMENT :
L’esthétique générale du projet est celle d’une incursion de Dostoïevski au Muppet Show. Au milieu d’un dispositif scénique en apparence dépouillé mais parsemé de chausse-trappes, de « pop-up » et de miroirs, surgiront par flashes Ripley Bogle et toutes les histoires qui se rapportent à lui. Dans cet espace mental, bouleversé et schizophrène, il s’agira de révéler par des artifices simples, voire simplistes, l’enfoui, le dissimulé, ce que nous nous refusons de voir, mais aussi ce que nous cachons. Les coursives, les passerelles, les coulisses seront utilisées aussi bien que le plateau lui-même. L’emploi de la vidéo servira autant de révélateur de ce qui se déroule simultanément sur le plateau et dans son voisinage que de moyen de dédoubler, confondre, troubler la narration. On donnera ainsi à voir un reflet du réel, pas le réel, la symétrie d’une image, pas l’image d’origine. Restera alors une vision brouillée, perturbée de ce qui se joue sur scène, une reproduction peu sûre, l’imitation d’une vérité. Ainsi, nous avancerons dans l’histoire de cette quête d’identité et de ses péripéties avec ce jeu de doubles vivant une expérience similaire à celle du héros Ripley Bogle. Jouant sur la collusion entre l’expression de psychés et une réalité crue, le lieu de la représentation se doit d’être un endroit clos.

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